14
Il était environ une heure de l’après-midi lorsque Mona se réveilla dans la chambre d’en haut, les yeux tournés vers la fenêtre et les chênes.
— Téléphone pour vous, dit Eugenia.
Mona faillit dire : « Ouf, il y a quelqu’un ici ! » Mais pour rien au monde elle n’aurait avoué qu’elle avait eu la chair de poule dans cette maison et fait des rêves troublants.
Eugenia regardait d’un air désapprobateur la grande chemise de coton blanc de Mona. Qu’est-ce qu’elle avait, sa chemise ? Elle était tout à fait convenable.
— Vous ne devriez pas garder un vêtement aussi fragile pour dormir ! déclara Eugenia. Regardez ! Les manches sont toutes chiffonnées et la dentelle froissée.
Si seulement elle avait pu dire à Eugenia de ficher le camp.
— Eugenia, c’est fait pour être froissé !
La domestique tenait d’une main un grand verre de lait très alléchant et, de l’autre, une pomme sur une petite assiette blanche.
— Qui me l’envoie ? demanda Mona. La Méchante Reine ?
Évidemment, Eugenia ne comprit pas l’allusion. Elle montra de nouveau le téléphone. Mona allait décrocher lorsqu’elle s’aperçut qu’elle n’était plus dans son rêve. Il n’en subsistait plus qu’un souvenir de texture et de couleur. Et la très étrange certitude qu’elle devait appeler sa fille Morrigan, un nom qu’elle n’avait pourtant jamais entendu. Et si c’était un garçon ?
Elle décrocha le combiné.
C’était Ryan. L’enterrement était terminé et les Mayfair arrivaient chez Béa. Lily allait s’y installer quelques jours ainsi que Shelby et tante Vivian. Cécilia était auprès d’Évelyne l’Ancienne.
— Pourrais-tu offrir l’hospitalité à Mary Jane Mayfair pendant quelque temps ? Je ne peux pas la ramener à Fontevrault avant demain. De plus, je trouve qu’il serait bon que tu lies connaissance avec elle. Sans compter qu’elle est tombée à moitié amoureuse de la maison et qu’elle a des milliers de questions à te poser.
— Amène-la-moi, dit Mona.
Ce lait était délicieux. Le meilleur qu’elle ait jamais bu, elle qui n’aimait pas vraiment ça !
— Je serai ravie d’avoir sa compagnie, poursuivit-elle. Cet endroit est hanté, tu avais raison.
Elle regretta immédiatement son aveu. Mais Ryan, trop occupé par ses problèmes d’organisation, ne releva même pas. Il expliqua que le jeune garçon de Napoleonville s’occupait de Granny Mayfair à Fontevrault et que c’était là une bonne occasion de persuader Mary Jane de quitter cette ruine et de s’installer en ville.
— Cette fille a besoin de la famille. Sa première visite n’a pas été une grande réussite, mais elle est encore sous le choc de l’accident. Elle a tout vu, tu sais. Je veux la sortir de là…
— Bien sûr, pas de problème.
Elle mordit la pomme à pleines dents. Dieu qu’elle avait faim !
— Ryan ? Est-ce que tu as déjà entendu le prénom de Morrigan ?
— Je ne crois pas.
— Il n’y a jamais eu de Morrigan Mayfair ?
— Pas à ma connaissance. C’est un vieux prénom anglais, n’est-ce pas ?
— Mmm ! Tu le trouves joli ?
— Et si le bébé était un garçon, Mona ?
— Je suis sûre que non.
Mais comment pouvait-elle en être aussi sûre ? C’était certainement dans le rêve, mais aussi parce qu’elle désirait ardemment que ce soit une fille.
Ryan promit d’être là dans dix minutes.
Mona s’adossa aux oreillers et regarda de nouveau vers les chênes et les petits morceaux de ciel bleu. La maison était silencieuse et Eugenia avait disparu. Elle croisa ses jambes nues, la bordure en dentelle de sa chemise recouvrant ses genoux. Les manches étaient terriblement chiffonnées, c’était vrai. Et alors ? C’étaient des manches de pirate. Est-ce que les pirates avaient toujours des manches impeccablement repassées ? Béatrice lui en avait acheté des tonnes. Cela devait faire « jeune », selon elle. En tout cas, c’était joli. Surtout les boutons de perle. Elle se sentait comme… comme une jeune mère !
Elle se mit à rire. Cette pomme était décidément délicieuse.
Mary Jane Mayfair. En fait, c’était probablement la seule personne de la famille que Mona avait envie de voir. D’un autre côté, pourvu qu’elle ne se mette pas à déblatérer. Ce serait insupportable.
Elle prit une autre bouchée de pomme. C’est bon contre les carences en vitamines, se dit-elle. Il fallait qu’elle prenne aussi les suppléments prescrits par Annelle Salter. Elle but le reste du lait en une longue gorgée quasi olympique.
— Et pourquoi pas Ophélie ? demanda-t-elle à voix haute.
Non, ce n’était pas une très bonne idée de donner à un bébé le prénom de la pauvre fille qui s’était noyée après avoir été rejetée par Hamlet. Ophélie sera ton prénom secret, se dit-elle. Et Morrigan ton vrai prénom.
Un grand sentiment de bien-être s’empara d’elle. Morrigan. Elle ferma les yeux et sentit l’odeur de l’eau, entendit le bruit des vagues s’écrasant sur les rochers.
Un bruit la réveilla en sursaut. Elle ne savait pas combien de temps elle avait dormi. Ryan et Mary Jane se tenaient près de son lit.
— Oh, je suis désolée ! dit-elle en se levant pour les embrasser.
Mais Ryan sortait déjà de la pièce.
— Je suppose que tu sais que Michael et Rowan sont à Londres. Michael a dit qu’il t’appellerait.
Il était déjà parti.
Mary Jane avait bien changé depuis l’après-midi où elle avait fait son diagnostic sur Rowan. Cela dit, elle avait vu juste.
Ses splendides cheveux blonds tombaient sur ses épaules comme des fils de lin et ses seins plantureux pointaient sous sa robe de dentelle blanche. Un peu de boue, provenant du cimetière, probablement, avait sali ses chaussures beiges à hauts talons. Elle avait une taille fabuleusement fine.
— Salut, Mona ! J’espère que je t’enquiquine pas, dit-elle en lui saisissant la main et en l’agitant vigoureusement.
Ses yeux bleus brillaient tandis qu’elle considérait Mona du haut de son mètre soixante-treize.
— Tu sais, je peux déguerpir quand tu veux si tu me trouves encombrante. Je suis une pro de l’auto-stop, tu peux me croire. Hé, dis donc ! On est toutes les deux en dentelle blanche. T’es vraiment adorable comme ça. On dirait une clochette de muguet en dentelle avec des cheveux roux. Je peux sortir sur la galerie ?
— Bien sûr. Je suis vraiment contente que tu sois là, dit Mona.
Mary Jane n’avait même pas remarqué que Mona avait la main collante à cause de la pomme.
— Tu n’as qu’à pousser la fenêtre et passer par-dessus le rebord. Mais, tu sais, ce n’est pas une robe. C’est un genre de chemise.
Elle adorait la façon dont la robe de Mary Jane tombait de sa taille fine. Mais était-ce bien le moment de parler de taille ?
Elle suivit Mary Jane dehors. Air frais. Brise du fleuve.
— Si tu veux, tout à l’heure je te montrerai mon ordinateur et mes options en Bourse. Je gère un fonds commun de placement depuis six mois, il m’aurait déjà rapporté des millions si j’avais pu investir pour de vrai.
— D’accord.
Elle posa les mains sur la rambarde et regarda vers la rue.
— C’est un sacré manoir, cette maison.
— Oncle Ryan dit que ce n’est pas un manoir mais une maison de ville. Il est très tatillon là-dessus.
— Alors c’est une sacrée maison de ville.
— Et une sacrée ville aussi, renchérit Mona.
Mary Jane se mit à rire en se cambrant puis elle se retourna pour regarder Mona. Elle la détailla de haut en bas, comme saisie par une impression soudaine, puis la regarda droit dans les yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Mona.
— T’es enceinte.
— Oh, tu dis ça à cause de la chemise !
— Non, t’es enceinte.
— Ouais.
L’accent de Mary Jane devait être contagieux. Mona se racla la gorge.
— Je veux dire… Tout le monde le sait. On ne te l’a pas dit ? C’est une fille.
— Tu crois ?
Mary Jane semblait très mal à l’aise. Elle allait sans doute se mettre à faire toutes sortes de prédictions sur le bébé.
— Tu as eu les résultats de tes tests ? demanda Mona en l’observant du coin de l’œil. Tu as l’hélice géante ?
Le visage de Mary Jane se détendit un peu.
— Ouais, j’ai les gènes. Toi aussi, hein ?
Mona hocha la tête.
— Tu as appris autre chose ? demanda-t-elle.
— Que ça ne faisait rien. Que j’aurai des enfants en parfaite santé, comme tout le monde dans la famille, à part un cas, mais personne n’aime en parler.
— Bon, j’ai encore faim. Si on descendait ?
— Ouais, dit Mary Jane. Je pourrais manger un bœuf.
Tout en descendant à la cuisine, Mary Jane ne cessa de faire des petits commentaires sur chaque tableau et chaque meuble qu’elle voyait. Il est vrai qu’elle n’était encore jamais entrée dans la maison.
— Je trouve terriblement impoli qu’on ne t’ait pas encore invitée, s’excusa Mona. Je t’assure.
— Je cours pas après les invitations, tu sais. C’est vraiment beau ici. T’as vu ces peintures sur les murs ?
Mona se sentait très fière de la façon dont Michael avait tout restauré. Soudain, elle se rappela que la maison lui appartiendrait un jour. D’une certaine façon, c’était déjà le cas. Mais ce n’était pas bien d’y penser maintenant que Rowan était complètement remise.
Et s’il lui arrivait quelque chose ? Mona repensa à Rowan la regardant étrangement de ses grands yeux gris parfois durs.
Mary Jane souleva l’un des rideaux de la salle à manger.
— De la dentelle, murmura-t-elle. Et pas la plus moche. Tout est vraiment raffiné, ici.
— Je crois qu’on peut le dire.
— Toi aussi, d’ailleurs, reprit Mary Jane. Tu ressembles à une princesse. Je suis vraiment contente qu’on porte toutes les deux de la dentelle.
— Merci, dit Mona, un peu énervée. Mais comment se fait-il qu’une fille aussi jolie que toi fasse attention à moi ?
— Sois pas bête, dit Mary Jane en passant gracieusement devant elle. Tu es une fille superbe. Je sais que je suis jolie mais j’adore regarder les autres jolies filles, j’ai toujours été comme ça.
Elles s’assirent à la table de verre. Mary Jane examina à la lumière les assiettes qu’Eugenia avait sorties à leur intention.
— Hé ! c’est de la vraie porcelaine, s’exclama-t-elle. On en a aussi à Fontevrault.
— Ah bon ? Vous avez ce genre de chose là-bas ?
— T’imagine pas tout ce qu’on a dans le grenier ! Il y a de l’argenterie, de la porcelaine, des vieux rideaux et des cartons entiers de photos. Tu devrais voir ça ! Le grenier est bien sec. Barbara Ann vivait là-haut. Tu sais qui c’était ?
— Ouais, la mère d’Évelyne l’Ancienne. Et mon arrière-arrière-grand-mère.
— La mienne aussi ! s’écria Mary Jane triomphalement. C’est pas marrant, ça ?
— Tu peux le dire ! Tu devrais jeter un coup d’œil sur l’arbre généalogique de la famille. Tout est entremêlé dans tous les sens. Par exemple, si je me mariais avec Pierce, on aurait la même arrière-arrière-grand-mère mais aussi le même arrière-grand-père, qui est également… Enfin, c’est difficile de s’y retrouver. Dans les réunions de famille, on a du mal à se rappeler à côté de qui on est assis. Tu vois ce que je veux dire ?
Mary Jane hocha la tête, haussa les sourcils et sourit. Elle portait un rouge à lèvres d’un violet à mourir. Au fait, je suis une femme maintenant, se dit Mona. Moi aussi je peux mettre ce genre de truc si je veux.
— Je te prête tout ce que tu veux, tu sais. J’ai une valise avec un tas de cosmétiques que tante Béa m’a achetés chez Saks, sur la Cinquième Avenue, et chez Bergdorf à New York.
— C’est très gentil de ta part.
Attention ! Elle lit dans les pensées.
Eugenia avait sorti du réfrigérateur des petites tranches de veau que Michael avait mises de côté pour Rowan. Elle était en train de les faire revenir à la poêle comme Michael le lui avait montré, avec des champignons et des oignons émincés tout préparés dans un sac en plastique.
— Dieu que ça sent bon ! s’exclama Mary Jane. Excuse-moi d’avoir tu dans tes pensées, je le fais pas exprès.
— Ne t’inquiète pas, ça ne fait rien. Du moment que nous savons toutes les deux que ce n’est pas intentionnel et qu’on peut faire des erreurs d’interprétation.
— On est d’accord.
Puis elle observa Mona de la même façon qu’elle l’avait fait en haut. Elles étaient assises l’une en face de l’autre, exactement comme Rowan et Mona d’habitude, sauf que, cette fois, c’était Mona qui occupait la place de Rowan. Mary Jane se plongea dans la contemplation de sa fourchette en argent puis releva la tête, plissa les yeux et regarda Mona fixement.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Mona. Tu me regardes comme s’il y avait un problème.
— Quand une femme est enceinte, tout le monde la regarde, non ?
— Oui, mais toi, c’est différent. Les autres me lancent des regards d’extase ou d’approbation, mais toi…
— C’est quoi, l’approbation ?
— L’acceptation, en quelque sorte.
— Faut absolument que je m’instruise, dit Mary Jane en hochant la tête et en posant sa fourchette. Tu crois que c’est trop tard pour que j’aie une éducation correcte ?
— Non. Tu es trop maligne pour te laisser décourager. Et puis, de toute façon, tu es déjà instruite, mais différemment. Tu es allée dans des endroits où je n’ai jamais mis les pieds et tu as déjà assumé un tas de responsabilités. Moi, jamais.
— Ouais, eh ben, c’était malgré moi, la plupart du temps. Tu sais que j’ai tué un type ? Je l’ai poussé du haut d’un escalier de secours, à San Francisco. Il est tombé de quatre étages et s’est fracassé la tête.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Il voulait me faire du mal. Il voulait me faire une piqûre d’héroïne et disait qu’on allait être amants. C’était un sale maquereau. Alors, je l’ai poussé.
— Tu as eu des ennuis ?
— Non. Et j’ai jamais raconté ça à personne.
— Je n’en parlerai pas non plus. Tu crois qu’il avait fait ça avec combien de filles ?
Tout en les servant, Eugenia les ignorait. Le veau était bien doré et juteux et la sauce au vin semblait parfaite.
— Un tas. Toutes des cruches.
Eugenia posa sur la table une salade de pommes de terre et de petits pois, une autre spécialité de Michael, assaisonnée d’huile et d’ail. Elle en servit une énorme cuillerée dans l’assiette de Mary Jane.
— Il reste du lait ? demanda Mona. Qu’est-ce que tu veux boire, Mary Jane ?
— Du Coca, s’il vous plaît, Eugenia. Mais je peux me servir moi-même.
Eugenia se montra indignée par une telle proposition, surtout de la part d’une cousine inconnue qui avait tout d’une péquenaude. Elle apporta une canette et un verre rempli de glaçons.
— Mangez, Mona Mayfair ! ordonna-t-elle en lui versant du lait. Allez !
Mona trouva que la viande avait mauvais goût. Dès qu’Eugenia avait posé l’assiette devant elle, elle s’était sentie dégoûtée. Mais, après tout, Annelle l’avait prévenue que les nausées commenceraient à six semaines de grossesse. Sauf qu’elle avait prétendu que le bébé avait déjà trois mois.
Mona pencha la tête. Des bribes de son rêve lui revenaient, sans qu’elle arrive à les retenir. Elle s’adossa à son siège et but tranquillement son lait.
— Laisse le carton, ordonna-t-elle à Eugenia, debout derrière elle, louchant d’un air désapprobateur sur son assiette intacte.
— Elle se laissera pas mourir de faim, vous savez, dit Mary Jane pour venir en aide à sa cousine.
Quel amour ! Elle se mit à manger goulûment, piquant du bout de sa fourchette le moindre morceau d’oignon ou de champignon.
Eugenia finit par s’éloigner.
— Tiens, tu veux mon assiette ? demanda Mona. Je n’y ai pas touché.
Elle poussa son assiette devant Mary Jane.
— T’es sûre que t’en veux pas ?
— J’ai mal au cœur, répondit Mona en se versant un autre verre de lait. J’ai jamais beaucoup aimé le lait. Peut-être parce que le frigo n’était pas assez froid chez moi. Mais ça va changer. Tout est en train de changer.
— Ah oui ? Quoi, par exemple ? demanda Mary Jane en écarquillant les yeux et en engloutissant son Coca d’un seul trait. Je peux en prendre un autre ?
— Bien sûr.
Mona observa la démarche de Mary Jane pendant qu’elle s’approchait du réfrigérateur. Sa robe évasée lui donnait une allure juvénile. Ses jambes étaient mises en valeur par ses talons. Mais elle se rappela que même avec des talons plats, comme la dernière fois, sa cousine avait des jambes superbement musclées.
Mary Jane revint à sa place et commença à dévorer la part de Mona. Eugenia passa la tête par la porte de l’office.
— Mona Mayfair, vous ne mangez rien. Vous ne pouvez pas vous nourrir uniquement de chips et de cochonneries !
— Fichez le camp ! ordonna Mona.
Eugenia disparut.
— Tu sais, elle essaie juste de se montrer maternelle, dit Mary Jane. Pourquoi tu la rembarres comme ça ?
— Je n’ai pas besoin qu’on me materne. Et puis elle m’énerve. Elle pense que je suis une mauvaise fille. C’est trop long à t’expliquer. Elle passe son temps à me faire des reproches.
— Tu sais, c’est normal. Avec un père de l’âge de Michael Curry pour ton bébé, les gens feront des reproches ou à lui ou à toi.
— Comment tu sais ça ?
Mary Jane arrêta de manger et regarda Mona.
— C’est lui, non ? J’ai vu que tu l’aimais bien, la première fois que je suis venue. J’ai plutôt l’impression que t’es contente qu’il soit le père, je me trompe ? C’est bien lui ?
— Je ne suis pas sûre.
— Mais si, c’est lui.
Elle piqua son dernier morceau de viande, l’enfourna dans sa bouche et se mit à mâcher énergiquement. Ses joues brunes se contorsionnaient sans même qu’une ride ou un pli apparaissent. C’était vraiment une jolie fille.
— Je le sais, dit-elle dès qu’elle eut avalé une bouchée assez énorme pour l’étouffer.
— Écoute, je ne l’ai encore dit à personne et…
— Mais tout le monde le sait. Béa est au courant. C’est elle qui me l’a dit. Tu sais ce qui va la sauver, Béa ? Cette femme va surmonter son chagrin pour une seule et unique raison. Elle passe son temps à se faire du souci pour les autres. Elle s’inquiète beaucoup pour toi et Michael Curry parce qu’il a les gènes, comme chacun sait, et qu’il est le mari de Rowan. Mais elle dit que ce gitan dont tu es tombée amoureuse n’est pas un type pour toi. Elle trouve qu’il serait mieux avec une femme comme lui, un peu sauvage et sans famille.
— Elle a dit tout ça ?
Mary Jane hocha la tête. Soudain, elle loucha vers l’assiette de pain qu’Eugenia avait posée sur la table. De belles tranches de pain blanc.
Pour Mona, ce pain-là n’était pas un aliment consommable. Elle n’aimait que le pain français.
Mary Jane attrapa la tranche du dessus, la plia en quatre et se mit à saucer le jus dans son assiette.
— Ouais, elle a dit tout ça, confirma-t-elle. Elle l’a dit à tante Viv, Polly et Anne Marie. Je crois pas qu’elle savait que j’entendais. Mais c’est ça qui va la sauver. Comme, par exemple, se pointer un jour à Fontevrault pour m’en faire partir.
— Et comment est-ce qu’ils savent tout ça sur Michael et moi ?
Mary Jane haussa les épaules.
— C’est à moi que tu demandes ça ? Ma chérie, on est une famille de sorcières, t’es mieux placée que moi pour le savoir. Mais, sauf erreur, c’est Évelyne l’Ancienne qui a craché le morceau à Viv. Elle vous aurait trouvés tous les deux seuls ici.
— Ah oui ! soupira Mona. Je vois.
Et s’ils commençaient tous à en vouloir à Michael, s’ils se mettaient à le traiter différemment, si…
— Te fais pas de mouron pour ça. Je crois que c’est plutôt à toi qu’ils vont faire des reproches. Enfin, ils vont pas être méchants avec toi mais ils vont dire des trucs du genre « Mona obtient tout ce qu’elle veut » ou « Pauvre Michael ! » ou « Si ça lui a permis de guérir, Mona a peut-être le don de guérison ». Tu vois ce que je veux dire ?
— Génial ! dit Mona. En fait, c’est exactement ce que je ressens moi-même.
— T’es solide, tu sais.
Il n’y avait plus rien à saucer dans son assiette, mais elle prit une autre tranche de pain. Elle ferma les yeux en souriant de contentement. Ses cils étaient légèrement violets, comme son rouge à lèvres. Son visage était proche de la perfection.
— Ça y est ! Je sais à qui tu me fais penser ! s’exclama Mona. Tu ressembles à Evelyne l’Ancienne quand elle était jeune. J’ai vu des photos.
— C’est plutôt normal, non ? Étant donné qu’on descend de Barbara Ann.
Mona vida le reste de son verre. Le lait était toujours aussi frais. Est-ce que le bébé et elle pourraient ne se nourrir que de lait ? Pas sûr.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là, que je suis solide ?
— Je veux dire que tu te vexes pas facilement. En général, quand je parle comme ça aux gens, comme je pense, ça les vexe.
— Tu m’étonnes ! Non, tu ne me vexes pas.
Mary Jane lorgnait sur la pauvre petite dernière tranche de pain.
— Prends-la, dit Mona.
— T’es sûre ?
— Mais oui.
Mary Jane la saisit, détacha la mie et commença à la rouler en boule.
— J’adore manger le pain comme ça, dit-elle. Quand j’étais petite, tu sais, je prenais toute une miche et je faisais des boulettes.
— Et la croûte ?
— Pareil, dit-elle en souriant à ces souvenirs. Je roulais tout en boules.
— Tu sais, je te trouve vraiment fascinante. Tu es un mélange incroyable de trivialité et de mystère complet.
— Ça y est ! Tu recommences à faire ta chochotte. Mais je sais que tu me méprises pas, alors ça va. Tu sais que si le mot trivialité commençait par un « b », je saurais ce qu’il veut dire ?
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Parce que j’en suis au « b » dans mes études de vocabulaire. J’ai essayé plusieurs méthodes pour m’instruire. Dis-moi ce que t’en penses. Je prends un dico écrit en gros, comme pour les vieilles dames qui ont la vue basse, tu vois ? Et puis je découpe tous les mots qui commencent par « b » avec leur définition. Après, j’en fais des boulettes et… Tiens, tu vois ? Encore une histoire de boules.
— Oui, j’ai remarqué. C’est une forme qui intéresse beaucoup les filles de notre âge, tu ne crois pas ?
Mary Jane se mit littéralement à hurler de rire.
— Tu me fais plaisir, dit Mona. À l’école, les filles apprécient généralement mon humour mais, dans la famille, ça ne fait rire personne.
— Je te trouve vraiment marrante. À mon avis, t’es un génie. Il y a deux sortes de gens, tu sais. Ceux qu’ont de l’humour et ceux qu’en ont pas.
— Alors, et tes boulettes de « b » ?
— Eh ben, je les mets dans un chapeau, comme pour une tombola, tu vois ?
— Ouais.
— Et puis je les pioche une par une. Si je tombe sur un mot que personne utilise jamais, batracien, par exemple, je le jette. Mais si c’est un bon mot comme béatitude, état de félicité parfaite, je le mémorise immédiatement.
— Ça me paraît une bonne méthode. J’imagine que tu te rappelles mieux les mots qui te plaisent ?
— Oui, mais en fait je me rappelle presque tout.
Mary Jane s’envoya la boulette de pain dans la bouche et se mit à dépiauter méticuleusement la croûte.
— Même la définition de batracien ?
— Animal de la classe des amphibiens, notamment crapaud, grenouille.
— Tu sais, Mary Jane, il y a des tonnes de pain dans cette maison. Tu peux en avoir autant que tu veux. Il y en a juste là, je vais le chercher.
— Surtout pas ! T’es enceinte, j’y vais.
Elle sauta sur ses pieds, se dirigea vers le pain, attrapa le sac en plastique et le posa sur la table.
— Tu veux du beurre ? proposa Mona.
— Non, je me suis entraînée à manger sans beurre, pour faire des économies. Alors je préfère pas m’y remettre, sinon ce sera plus dur après. Le pain aura plus le même goût.
Elle sortit une tranche du sac et la mordit au milieu.
— En fait, reprit-elle, j’oublierai le mot batracien si je l’utilise pas, mais j’utiliserai béatitude et je l’oublierai pas.
— Je comprends. Pourquoi est-ce que tu me regardais comme ça, tout à l’heure ?
Mary Jane ne répondit rien. Elle se lécha les lèvres et remit du pain dans sa bouche.
— Qu’est-ce que tu penses de ton bébé ? demanda-t-elle enfin, visiblement sensible aux états d’âme de sa cousine.
— Il y a peut-être quelque chose qui cloche.
— Ouais. C’est ce que je me dis.
— Enfin, je n’ai pas peur qu’il soit une sorte de géant, expliqua Mona malgré la difficulté qu’elle éprouvait à continuer. Je ne pense pas qu’il soit un monstre ou un truc comme ça, mais… Peut-être que les gènes vont faire une sorte de combinaison et que… Quelque chose cloche.
Elle prit une profonde inspiration. C’était probablement la pire souffrance psychologique qu’elle ait jamais ressentie. Toute sa vie, elle s’était inquiétée pour ceux qu’elle aimait, sa mère, son père, Evelyne l’Ancienne. Elle avait eu son lot de chagrin, surtout dernièrement. Mais, cette fois, c’était différent. C’était si profond en elle que c’en était une véritable torture. Elle s’aperçut qu’elle avait posé la main sur son ventre.
— Morrigan, murmura-t-elle.
Quelque chose remua en elle et elle baissa les yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Mary Jane.
— Je crois que je me fais trop de tracas. Ce doit être normal de s’inquiéter pour son bébé.
— Ouais, c’est normal. Mais bien des gens dans notre famille ont l’hélice géante et il n’y a jamais eu de bébés avec des malformations. Enfin, t’es au courant de quelque chose, toi ?
Mona ne répondit pas. Elle réfléchissait. Après tout, si le bébé n’était pas parfait, si… Elle se rendit compte qu’elle regardait dehors. C’était le début de l’après-midi. Elle pensa à Aaron dans la crypte, juste au-dessus du corps de Gifford.
Une étrange pensée, dangereuse et sacrilège, mais pas si surprenante, lui vint à l’esprit. Michael était parti. Rowan était partie. Le soir venu, elle pourrait sortir seule dans le jardin et déterrer les restes ensevelis au pied du chêne. Elle pourrait voir par elle-même.
Le seul problème était qu’elle avait peur. Elle avait déjà vu des tas de films d’horreur où des gens déterraient des cadavres ou tombaient sur des vampires. Elle n’y avait jamais cru mais, pour le faire dans la réalité, il fallait bien plus de cran qu’elle n’en avait.
Elle regarda Mary Jane, qui en avait terminé avec son orgie de pain et la regardait, bras croisés, d’une façon un peu agaçante. Ses yeux avaient cet air rêveur qu’ont les gens quand ils errent dans leurs pensées, mais ce n’était pas un regard vide.
— Mary Jane ? dit-elle.
Elle s’attendait à ce que sa cousine sursaute et s’excuse en disant qu’elle était ailleurs. Au contraire, elle continuait de la considérer de la même façon.
— Oui, Mona ? dit-elle sans qu’un seul trait de son visage bouge.
Mona se leva, alla vers sa cousine et se planta à côté d’elle en la regardant d’en haut, tandis que l’autre continuait à la dévisager.
— Touche le bébé, s’il te plaît. Juste là. N’aie pas peur et dis-moi ce que tu sens.
Mary Jane posa les yeux sur le ventre de Mona et tendit lentement la main, comme pour obéir, mais la retira soudain. Elle se leva et s’éloigna, l’air ennuyée.
— C’est pas une bonne idée. On va tout de même pas faire de la sorcellerie avec ce bébé. On est des jeunes sorcières, toi et moi. Et si la sorcellerie avait… un effet sur lui ?
Mona soupira. Soudain, elle n’avait plus du tout envie de parler de cela. La peur avait été trop forte et trop douloureuse. Cela suffisait.
La seule personne au monde capable de répondre à ses questions était Rowan. Elle devrait les lui poser, un jour ou l’autre, parce qu’il était incompréhensible qu’elle puisse déjà sentir le bébé bouger, que ce soit à six, à dix ou à douze semaines.
— Mary Jane, j’ai envie d’être un peu seule, maintenant. Excuse-moi.
— Pas besoin de t’excuser. Je comprends. Je monte, si ça te dérange pas. Ryan a mis ma valise dans la chambre de tante Viv. Je serai là-haut.
— Tu peux te servir de mon ordinateur, si tu veux. Il est dans la bibliothèque. Il y a plein de programmes. Quand tu l’allumes, tu es directement dans Wordstar, mais tu peux passer à Lotus sans problème ou à ce que tu veux.
— Ouais, je sais comment faire. T’en fais pas. Et appelle-moi si t’as besoin de moi.
— D’accord. Je suis vraiment contente que tu sois là. Personne ne sait quand Rowan et Michael vont revenir.
Et s’ils ne revenaient jamais ? L’angoisse de Mona était à son comble. Mais non. Ils allaient revenir.
— Allez, te fais pas trop de souci, dit Mary Jane.
— Oui, répondit Mona en ouvrant la porte.
Elle sortit sur les dalles et prit la direction du jardin de derrière. Il était encore tôt. Le soleil était haut dans le ciel et éclairait le carré d’herbe sous le chêne.
Elle traversa la pelouse. C’était sûrement là qu’ils étaient enterrés. Michael avait rajouté de la terre à cet endroit et l’herbe y était plus verte qu’ailleurs.
Elle se mit à genoux puis s’allongea sur le ventre, se moquant pas mal de salir sa chemise. De toute façon, elle en avait plein d’autres. C’était l’avantage de ne pas manquer d’argent. Elle pressa sa joue contre l’herbe fraîche et ferma les yeux.
Morrigan, Morrigan, Morrigan… Des bateaux passaient au large. Les rochers paraissaient si dangereux. Morrigan… C’était un rêve. Voler de l’île à la côte nord. Les rochers étaient dangereux, mais aussi les monstres des profondeurs vivant dans les lochs.
Elle entendait quelqu’un creuser. Elle ouvrit les yeux et regarda les azalées au loin.
Mais non, personne ne creusait. C’était son imagination. Tu veux les déterrer, c’est ça, petite sorcière ? se dit-elle. Elle devait reconnaître qu’il était amusant de jouer aux petites sorcières avec Mary Jane. Oui, c’était bien qu’elle soit là. Reprends du pain, Mary Jane.
Ses yeux se fermèrent. Le soleil, à travers ses paupières closes, lançait des lueurs orangées et elle sentait sa chaleur sur tout son corps. Dans son ventre, sur lequel elle pouvait encore dormir, la petite chose se mit à remuer. Mon bébé.
Quelqu’un chantait à nouveau la berceuse. Ce devait être la plus vieille berceuse du monde. Était-ce du vieil anglais ou du latin ?
— Écoute-moi bien, dit Mona. J’ai l’intention de t’apprendre à te servir d’un ordinateur avant que tu aies quatre ans et sache que rien ne t’empêchera jamais d’être qui tu voudras être. Tu m’écoutes ?
Le bébé se mit à rire et à faire des culbutes dans tous les sens, écartant ses petits bras. On aurait dit un petit amphibien. Mona n’en pouvait plus de rire, elle aussi.
— Alors, tu es comme ça ! dit-elle au bébé.
Puis elle entendit la voix de Mary Jane, mais c’était dans un rêve, parce qu’elle était habillée comme Évelyne l’Ancienne d’une robe de vieille dame en gabardine et de chaussures en corde. La voix de Mary Jane disait : « C’est bien plus compliqué que tu ne le crois, ma chérie. Tu ferais bien de te décider très vite. »